La relation d’objet incestuelle.
C’est à partir de son pole le plus actif, car c’est le plus
simple, que nous aborderons la relation incestuelle. Il existe un mode
d’investissement spécifiquement incestuel. L’objet investi sur ce mode,
tellement traité en ustensile qu’on hésite à le considérer comme un objet
proprement dit, s’apparente à ce que nous avons coutume en psychanalyse
d’appeler un objet partiel ou un objet narcissique, mais avec des
particularités qui nous imposent de le décrire avec précision.
Il ne sera pas un objet plénier. Il ne sera pas investi dans
son intégrité. Il ne sera pas ce que j’appelle un objet-objet. (j’use de ce
terme d’objet-objet pour souligner le jeu qui se poursuit entre deux
représentants d’objets, l’externe, qui se voit, et l’interne, qui se vit,
l’un et l’autre se répondant sans cesse dans ce concerto à deux voix qui
forme la musique de la psyché : la respiration de l’âme.)
L’objet incestuel ne sera pas entier : il sera
partiel ; il ne sera pas intérieur : il sera un bouche-trou,
obligatoirement présent. Mais, pour commencer, il sera adulé.
Une délégation narcissique, une idole à tout faire
Avant tout, la relation incestuelle est une relation
narcissique. L’objet incestuel est investi telle une idole. Mais cet
investissement n’est pas à perte : l’idole a impérativement pour
fonction d’illuminer l’idolâtre en retour. Paré en secret (et ce secret est
essentiel) de toutes les qualités qu’on lui prête, l’objet incestuel est
ébloui et fasciné, avant que d’être finalement et à tous les sens du terme,
confondu. Il incarne un idéal absolu. Il a tous les pouvoirs. Par-dessus tout
il ne manque pas d’être paré du pouvoir, même s’il ne l’exerce pas, de
procurer au parent la jouissance ***uelle. Fils, amant, et même père (ou
fille, maîtresse et même mère), il ou elle sera tout cela et indistinctement.
Quel fils, quelle fille résisterait à pareille adulation ? A une telle
complétude ? Mais qui, pour finir, ne s’y perdrait pas ? Car on l’a
vu, la question de savoir qui dans cette relation admire qui, cette question
est plus qu’indécise : elle est biaisée.
L’objet incestuel est captif d’une projection narcissique
envahissante :il a pour mission profonde et impérative, d’incarner à lui
seul les objets internes qui manquent à l’auteur de l’idolâtrie narcissique.
Telle mère n’a pas pu connaître et aimer son père ; elle a délaissé et
perdu son mari ; elle n’a pas connu sa mère ; il lui en reste un
vide intérieur intolérable ; et c’est l’objet incestuel (encore une fois
fils, père et amant) qui va, qui peut, qui doit par délégation narcissique
incarner ce monde intérieur absent ou dévasté. L’objet incestuel concrétisera
donc donc la projection par cette mère de l’idéalité qui la fait survivre à
la place des présences internes qui lui manquent. Quel périple ! Ou,
plutôt, quel court-circuit ! Oui : le court circuit narcissique
remplace les trajectoires libidinales.
Une présence de fétiche
Pour accomplir cette mission glorieuse et impossible, l’objet
incestuellement investi doit remplir au moins deux propriétés
essentielles :
1-Il ne devrait pas connaître d’autres origines que son
investisseur : sa mère, si c’est elle, doit suffire ; certes le
géniteur peut-il être exclu dès avant la naissance. Mais s’il reste présent,
la mère incestuelle pousse son image au bord du fossé ; telle mère, dans
ses propos envers ses enfants, pratiquait l’impasse sur la famille de son
mari et ne faisait mention que de la sienne : voilà un père qui ne
venait de nulle part ; au demeurant, tellement occupé, ce pauvre homme,
qu’on ne pouvait compter sur lui. Voilà de l’antoedipe de bien mauvaise
compagnie.
2-L’objet incestuel doit en réalité rester inamovible,
immuable. Toujours présent, il devra se tenir incessamment disponible. Qu’il
ne s’écarte pas ! Car sa présence extérieure et concrète est là pour
pallier les absences intérieures. Il est là, dehors, pour combler un vide
au-dedans. Du fait même de cette obligation de présence, la liaison
incestuelle restera marquée à tout jamais par l’importance de la proximité
physique : les échanges incestuels dépendent étroitement de la distance
entre les partenaires et leur intensité sera inversement proportionnelle à
cette distance (abolie dans les faits par le téléphone).
Que l’objet incestuel ne se mêle pas non plus de nourrir des
intentions personnelles ou des dénis propres ! Non seulement miroir
embellissant et source possible de jouissance mais substitut d’absence, et
par là même preuve de pérennité, il est fait pour briller et non pour vivre à
son compte. En vertu d’un paradoxe qui ne va pas nous surprendre, l’idole
ferait peut-être mieux d’être morte : les morts au moins ne se sauvent
pas, on les garde, on peut les encenser à loisir ; Ils ne risquent pas,
à travers les inévitables signes de changement et de faillibilité que
l’exercice même de la vie sème dans son sillage, de dénoncer l’idéalité
qu’ils incarnent.
C’est ainsi que l’on voit certaines mères incestuelles
atteindre une sorte de sérénité ou de sommet lorsque leur objet incestuel a
cessé de vivre : ainsi deviennent-elles ces cultivatrices de deuil, de
cimetières ou de mausolées que je décrivais dans « le génie des
origines ».
Ou s’il n’est parfait, s’il n’est éternel, s’il n’est mort,
qu’au mois il soit malade ! Si ce n’est le tombeau, qu’au moins ce soit
l’asile ! C’est ainsi que certaines mères incestuelles – ou tout aussi
bien certains pères – atteignent une sorte passablement sinistre d’apothéose
au moment où leur enfant narcissique entre en psychose.
On l’a bien compris : l’objet incestuel est une objet
fétiche. Cette fonction narcissiquement fétichique, nous la retrouverons, car
elle court tout au long de cet ouvrage. Mais le fétiche incestuel possède une
propriété de plus : il est ***uel, il est source au moins potentielle de
jouissance ***uelle (en cela il s’apparente au fétiche érogène, à cette
différence près qu’il est une personne). Mais il est foncièrement
impoersonnalisé. Nous dirons même : désobjectalisé.
La face obscure de l’objet non objet
Objet fétiche, objet partiel à propriété phallique, il n’est
pas un objet plénier. Il est fixé dans cette position d’objet-non-objet que
je décris pour caractériser tout objet à qui, en vertu de dénis puissants
mais focalisés et sélectifs, sont soustraites certaines des qualités qui
reviennent à l’objet proprement libidinal. C’est ainsi que l’objet-non-objet
incestuel est interdit de désirs propres ainsi que de valeur narcissique
propre. L’autonomie lui est interdite, sous ses diverses formes :
autonomie de mouvements, et c’est ainsi que l’objet parfaitement fixé devient
catatonique ; autonomie de désirs, et c’est ainsi que l’objet incestuel
ne peut « tomber amoureux » sans risquer de crever la peau du
narcissisme maternel : autonomie d’action, et c’est ainsi que l’objet
incestuel se livre à des essais sans suite ; autonomie de jugement, et
c’est ainsi que l’objet incestuel finit par s’abstenir de toute clairvoyance,
si ce n’est pas éclairs.
Bref, s’il est au monde une sorte de relation où le lien
libidinal est remplacé par la ligature, et le désir par la contrainte, c’est
bien dans la relation narcissique incestuelle. Le contraste entre lien et
ligature me paraît tellement essentiel que lui aussi nous le retrouverons à
plusieurs reprises dans notre périple. De même retrouverons nous à
plusieurs reprises un trait qui s’impose dès maintenant à notre regard :
c’est celui de l’amalgame (confusion). L’objet incestuel reçoit sur la tête,
non pas superposées, non pas même condensées, mais complètement amalgamées,
des représentations et des fonctions normalement distinctes, mais dont ici la
perspective est abolie. Cette production d’amalgame est très particulière et
elle fiat preuve d’une remarquable et peu résistible puissance.
Extrait de "l'inceste et l'incestuel" de Paul Claude
Racamier
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