Inceste et relations d'emprise
Inceste et relation d’emprise
La grande majorité des incestes Père Fille se passent sans violence « objective
» de type agression, et même si le premier acte sexuel incestueux peut être
défini comme un viol, il a souvent lieu pour la victime dans une sorte d’état
second de conscience rétrécie.
Quand l’inceste se prolonge pendant plusieurs années, et c’est souvent le cas,
la victime est prise au piège d’une toile d’araignée relationnelle qui grignote
peu à peu sa résistance et ses possibilités d’opposition : ceci ne revient pas
à un consentement.
Il s’agit plutôt d’une relation dans laquelle l’un, le père incestueux,
escroque le corps de sa fille et dans laquelle l’autre, la victime, se « fait
prendre » sans pouvoir imaginer alternative, ni opposition.
L’emprise est cette relation complémentaire dans sa forme la plus extrême où le
père emploie manœuvres et stratégies pour éviter d’avoir à employer la
violence.
Beaucoup de jeunes femmes qui ont vécu l’inceste se torturent avec l’idée
qu’elles n’ont pas su dire « non ».
Nous avons su développer ces dernières années tout un courant d’idées autour de
la prévention des abus sexuels intrafamiliaux. Il faut, nous dit-on, apprendre
aux enfants à dire « non ». Comment un enfant peut-il dire « non » à son père ?
N’est-ce pas plutôt le père qui est censé dire « non » ?
Difficile de prescrire une partie du problème pour résoudre le problème.
Difficile de prescrire la résistance, l’opposition aux enfants quand on devrait
la prescrire aux pères.
La relation d’emprise est donc une relation dans laquelle ni l’enfant ni le
père ne peuvent dire « non ». Pourquoi cette impossibilité pour le père ? Pour
l’enfant ?
Le seul modèle que nous ayons trouvé d’une telle relation, nous l’avons trouvé
dans les pratiques de sorcellerie. L’emprise et ses techniques y sont décrites
avec une grande précision.
Les petites filles, les enfants victimes d’inceste sont-ils envoûtés,
ensorcelés ? Par qui ? Qui est le sorcier ? Pourquoi le père se fait-il sorcier
? Quelles sont ses techniques d’envoûtement ?
Personnalité du Père abuseur
Dans les histoires individuelles et particulières de ces pères abuseurs, on
trouve souvent « l’indifférenciation »…
Mais quelles que soient ces histoires, de toute évidence, pour le père qui commet
un abus sexuel sur son enfant ou celui dont il a la garde et la responsabilité
:
• L’interdit de l’inceste n’a pas été intégré. S’il n’y a pas de transgression,
il n’y a pas de culpabilité, ou pour le dire autrement, pas de prise de
conscience des conséquences de ses actes.
• Le père abuseur se situe hors temps, dans l’intemporalité, puisque ce qui est
bafoué en premier lieu, c’est la filiation : la fille prend la place de la mère
dans le désir du père, la place privilégiée auprès du père. Inversion des rôles
et places qui revient à une négation de la chronologie.
• Le père abuseur se situe hors contexte. Le déni en acte des rôles familiaux,
de la hiérarchie à l’intérieur de la famille révèle et confirme une négation du
contexte « famille ». La famille n’est plus un lieu de protection et de
croissance mais un groupe fermé dont personne ne peut s’échapper sans drame.
• Le père abuseur se situe hors contrôle. Le père décrit son désir de sa fille
comme une impulsion irrésistible. L’intensité de l’excitation est telle qu’on
peut dire que le père abuseur est alors sous l’emprise de cette excitation : sa
fille devient un objet de fascination. Et il n’est que rarement question de
besoins ou de frustrations sexuelles pour le père. Si le père ne peut dire non,
ne peut résister à cette fascination, nous pouvons faire l’hypothèse que ces
situations réactivent des ancrages sensoriels extrêmement forts, des
apprentissages émotionnels où il apparaît que la dynamique entre amour filial
et amour sexuel a dû se structurer de façon confuse, indifférenciée, si ce
n’est dans une sorte de collusion.
Mais l’emprise ne se résume pas à cet aspect d’impulsivité. Nous la voyons à
l’œuvre dans toute l’organisation relationnelle, dans le jeu que le père va
utiliser pour mettre sa fille « sous influence », comme dans toutes les
relations familiales : secret, silence, complicité et déni.
Techniques d’envoûtement du père abuseur
Quelles sont donc les techniques utilisées par ce père sorcier ? Le père ne
séduit pas sa fille : il la paralyse dans ses capacités de raisonnement, il la
rend confuse, il crée chez elle une perte du sens critique, il rend impossible
toute rébellion. Pour la fille, il y a, à la fois, non consentement et
acceptation. C’est ce non consentement qui nous rapproche d’une métaphore de
l’envoûtement.
Alors comment envoûte-t-on quelqu’un ?
L’envoûteur pratique par effraction et tout envoûtement fait partie d’une
logique de l’effraction.
Les trois canaux dont se sert l’envoûteur sont :
Le regard : le regard perfide, le regard qui trouble, le regard où le désir est
explicite. Pire, le regard « illisible » où l’enfant hésite entre désir sexuel
et tendresse paternelle : celui qui confond la victime et lui rend les choses
indécidables.
La parole : « les paroles à double sens, les énoncés allusifs, marmonnés,
inaudibles ou bizarres pénètrent l’autre par son propre étonnement ou encore à
l’aide de sa peur ». Commentaires sur des paroles dites par un envoûteur
professionnel ou par un père incestueux ? On peut hésiter…
Que disent les pères abuseurs : « Tu peux bien faire ça pour moi puisque c’est
moi qui t’élève… puisqu’il doit y avoir un initiateur, il vaut mieux que ce
soit moi parce que je serai plus tendre et que je t’aimerai mieux puisque je
suis ton père. Méfie-toi des autres »…
Tous ces messages ont la même structure : « Tu n’es pas préservée de la mise en
acte de mon désir, comme tu pourrais le croire, parce que tu es ma fille. Au
contraire, c’est parce que tu es ma fille que j’ai des relations sexuelles avec
toi »…
A savoir une rupture de la logique, une inversion, une perversion, une
distorsion logique : ce qu’on croyait être un rempart est un passage.
Ce type de message provoque un effondrement de la critique chez celui qui
l’entend, étant entendu que celui qui l’entend est un enfant dépendant
affectivement et matériellement de celui qui parle. Paralysie et malaise sont
les seules réponses possibles pour l’enfant.
Le toucher : Frôlements inattendus, touchers aux alibis insoupçonnables,
prétendus naïfs, devenant tout à coup indécidables (tout comme les messages
précédents). Donner un bain à sa petite fille, la prendre sur ses genoux,
situations indéchiffrables pour l’enfant quand l’ambiguïté s’y installe.
De plus ces touchers ont souvent pour effet de focaliser l’attention de
l’enfant ; ils agissent comme détournement du système d’alerte, créant encore
une fois de la confusion, de la paralysie, de l’indécidable, favorisant
l’emprise.
Ces techniques tendent donc à fabriquer, programmer un « sujet sous influence,
sous emprise ». Toutes les pratiques liées à l’effraction favorisent la perte
pour la victime de son enveloppe, c’est-à-dire la perte de ses capacités à
juger, estimer, comprendre, arrêter l’autre à la limite de sa propre peau.
Ici l’effraction est constituée par le fait que l’enfant perçoit le désir de
son père pour elle dans ses formes les plus violentes et les plus explicites.
L’enfant voit ce qu’il ne devrait pas voir : le désir de son père de façon
explicite, toute distanciation étant interdite par le passage à l’acte.
On pourrait dire que l’enfant est envoûté par le désir du père.
Enfin pour ligoter définitivement l’enfant, le père lui remet son destin entre
les mains : « Si tu parles, j’irai en prison, ta mère se suicidera, tu seras
placée en foyer, la famille séparée »…
Poids écrasant pour l’enfant que le destin de son père et de sa famille entre
les mains : encore une inversion, confusion de places, de rôles…
Conditions nécessaires à la relation d’emprise
Quelques mots encore concernant les conditions nécessaires du côté de l’enfant
pour que la relation d’emprise puisse se soutenir :
• La terreur : l’enfant peut craindre pour sa propre sécurité tant matérielle
qu’affective. Il connaît et sent la menace même si elle n’est pas dite.
• L’état de dépendance : faiblesse liée à la position de l’enfant face à des
adultes qui en ont la responsabilité, la tutelle.
• La perte des relations de sécurité : mère absente, aveugle, sourde,
banalisante, complice.
Pour finir, l’inceste ne cesse pas avec la fin de l’inceste.
Même quand la réalité d’inceste n’a plus lieu, même si le père est sanctionné,
emprisonné, voire disparu ou mort, la relation d’emprise persiste.
Le fantôme du père ne cesse de hanter la jeune fille devenue femme, en
particulier, dans ses relations avec les autres hommes.
Les jeunes femmes que l’on voit arriver en thérapie bien longtemps après la fin
de la relation incestueuse, viennent souvent pour que le thérapeute les aide à
interrompre ce dialogue avec le père.
La thérapie de l’inceste ne serait-elle pas une thérapie de l’emprise ?
Martine Nannini
Novembre 1990
(extrait du n° 3 de « Peau d’Ane » édité par SOS Inceste pour Revivre mai 1992)